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12 mai 2013

Jakob Bronsky est un juif allemand, rescapé des ghettos, arrivé en Amérique au début des années 1950. Sans le sou, il vit de petits boulots et de combines plus ou moins légales. Au milieu des prostituées et des clochards des bas quartiers de New York, il ne pense qu’à écrire son roman sur son expérience de la guerre. « Quelque part dans mes souvenirs, il y a un trou. Un grand trou noir. Et c’est par l’écriture que j’essaie de le combler. » (p. 63) Outre sa plume, son sexe l’obsède et on le suit dans ses déambulations noctambules à la recherche d’une femme complaisante. « Mon besoin de sexe est directement lié à ma puissance créatrice, à la foi en mon génie artistique. » (p. 99)


Le roman s’ouvre sur la correspondance entre Nathan Bronsky, le père de Jakob, et le consul général des États-Unis d’Amérique en 1938. En quelques lettres très protocolaires, mais particulièrement grossières, on fait comprendre au père de famille juif qu’il n’y aura de la place aux USA pour lui et les siens qu’en 1953 et que, après tout, on se moque bien de ses problèmes avec les nazis. Amérique, terre d’accueil ? Mon cul, oui ! « À l’époque où nous avions besoin de l’Amérique, les portes étaient fermées. Aujourd’hui, nous n’avons plus besoin d’elle. » (p. 33) Pour Jakob, finalement accueilli légalement outre-Atlantique, le ressentiment est un mode de pensée. Il n’y a pas de rêve américain pour les juifs émigrés et l’Holocauste est loin de leur avoir ouvert toutes les portes et attiré toutes les sympathies. « J’ai compris qu’il ne suffit pas de survivre. Survivre ce n’est pas assez. » (p. 271) Encore et toujours, on attend des juifs qu’ils gagnent leur place au soleil, plus durement que les autres.

Jakob est un sympathique baratineur et un charmant looser dont il est diablement agréable de suivre les errances malchanceuses dans la Grosse Pomme. Très solitaire, l’homme s’admoneste régulièrement et entretient des discussions imaginaires avec des personnalités réelles ou inventées. Du fond de sa misère, il rêve à sa réussite en tant qu’homme de lettres et bête de sexe. Les dialogues sont percutants, du tac au tac, avec un aspect profondément théâtral. J’ai particulièrement apprécié l’originalité de la typographie, notamment l’emploi du haut de casse qui rythme le texte de phrases plus puissantes.

Largement autobiographique, ce roman est cynique et porte un regard dérangeant et iconoclaste sur la question juive. Comme son titre le laisse supposer, Fuck America est un texte qui ne s’embarrasse pas de pudeur ou de politiquement correct. Foutraque, mais particulièrement bien foutu, le roman se grignote avec un plaisir glouton. N’oubliez pas de lâcher un rot sonore à la fin de votre lecture, vous ferez plaisir à l’auteur !

Gauthier

Misma

16,00
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2 mai 2013

Bande dessinée de Gauthier, pseudo de Frédéric Marniquet.
C’est l’histoire d’un garçon-lapin qui craint la fin de journée. « Le temps de la peur… à 19 h 00 pile. « Quand mon père rentrait du travail, j’étais le lapin et lui le chasseur, me cachant dans la forêt qu’était devenue la maison. » La brutalité et la cruauté du père marquent l’enfant et le poursuivent longtemps, même quand il part s’installer très loin avec sa mère.

Hélas, ailleurs, il y a d’autres violences et d’autres douleurs. La cour de récréation et l’école sont le foyer d’une cruauté qui n’en finit pas, à tel point que l’enfant-lapin fait des souhaits macabres. « J’aimerais pouvoir disparaître. » Seul, sans ami, le garçon ne peut que fuir et se soustraire à ce qu’on attend de lui, mais comment se justifier ? « Je viens d’avoir ton professeur, il paraît que tu ne vas plus en classe depuis 5 jours… Mais pourquoi tu me fais ça !! / C’est parce que je suis une crotte de lapin. » Alors, très vite, c’est l’escalade : l’estime de soi et la confiance disparaissent, laissant place à une violence déviante, aux portes de la folie.

Peau de lapin se présente sous la forme d’un album carré, épais et doux. Le dessin au crayon de bois se répartit en quatre cases par page. Ça pourrait être les dessins d’un enfant ou d’un apprenti dessinateur, mais il ne faut pas se fier à l’apparente naïveté du trait. Cette histoire, présentée comme autobiographique, parle de douleur et de solitude. Ou comment un enfant maltraité se défend comme il peut, développant à son tour une cruauté qu’il ne maîtrise pas et qui le sépare toujours plus des autres et du monde. Je ne m’attendais pas à tant de puissance et de violence en ouvrant ce livre.

Régulièrement, il y a des pleines pages où la mine grise du crayon de bois envahit l’espace, réduisant le blanc à force de traits systématiques, réduisant de même l’espoir et la vie. En ne lisant que ces pages uniformément grises, où ne figure qu’une phrase, on retrace toute l’histoire de la dépression chez l’enfant, en passant de la surprise au doute et à l’inquiétude. Cet album n’est pas à mettre entre les mains des enfants. Âmes sensibles, s’abstenir.

Donc, une grosse émotion en lisant cet ouvrage qui n’est pas tendre et qui n’offre pas de rédemption. Non, cette histoire ne finit pas bien, mais si ce récit est réellement autobiographique, il y a un espoir. Un bel espoir.

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28 avril 2013

Pascal Klein est un marchand d’art cynique, un rien amer de ne pas être devenu peintre, à l’instar de son célèbre père dont c’était le domaine réservé. Ne pouvant créer, il a choisi de vendre les créations des autres et il se positionne surtout sur l’art moderne, très abstrait et fortement conceptuel. « Une fois la beauté considérée comme ringarde, le support avait sombré au profit de son explication. Duchamp, en rejetant la responsabilité esthétique sur le spectateur, avait mené le monde au relativisme absolu qui conduit invariablement au cynisme. On vendait désormais des modes d’emploi. » (p. 35) Pascal considère l’art comme un bien de consommation courante, certes de luxe, mais qui est régi par les règles du marché, de l’offre et de la demande.


À Tokyo, il cherche un tableau intitulé L’Amazone, peint par Chagall, et qui a déterminé la vocation de son père. La toile a disparu pendant la Seconde Guerre mondiale, butin noyé dans la masse des spoliations nazies. Assis dans un restaurant, Pascal attend un mystérieux interlocuteur qui doit lui en apprendre plus sur le tableau. Seul dans cette ville nippone inconnue, il laisse défiler ses souvenirs et ses rêves avortés. Son esprit vagabonde aussi vers Ferdinand de Sastres, un collectionneur du 20° siècle dont les conceptions de l’art étaient plutôt originales.

Ce voyage au bout du monde relève de la quête existentielle et Pascal s’évertue à trouver du sens et des filiations entre toutes choses, notamment entre les différents possesseurs d’une œuvre d’art et de l’influence de cette dernière sur ses détenteurs. « Lorsque Pascal regardait un tableau, il voyait, avant tout, une succession. » (p. 25) La relation tourmentée entre Pascal et son père est à la source de cette quête et de ses questions identitaires. A-t-il réellement gâché sa vie ou en a-t-il fait ce qu’il devait ? « La ressemblance véritable ne consistait donc pas à susciter l’approbation paternelle, mais bien au contraire à provoquer la rupture. » (p. 112) La réponse n’est pas certaine, mais le plus important semble bien de commencer la réflexion.

Ce récit est décousu, mais passionnant et addictif. Chaque fois que l’on retrouve Pascal à Tokyo, c’est comme si l’on sortait la tête de l’eau pour reprendre notre souffle, alors que Pascal lui-même étouffe dans cette ville japonaise dont il ne comprend pas les messages et les images. J’ai particulièrement apprécié la réflexion sur l’image – artistique ou non –, sa véracité, sa transmission, sa dégradation et son rapport au réel. Dans un monde saturé d’images, la communication devient périlleuse, incertaine et sans cesse mouvante.

Les successions est un roman qui interroge, voire qui dérange. Mais il gratte là où ça fait du bien, sur les relations parents/enfants et les héritages qui sont parfois trop lourds à porter, mais aussi trop précieux à abandonner.

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23 avril 2013

Ce volume des Rougon-Macquart met en scène Jean Macquart, frère de Gervaise, mais il est surtout question de la famille Fouan. Sur une quinzaine d’années, on suit la vie de Rognes, petit village de la Beauce, région agricole rythmée par les travaux de la terre. « Cette Beauce plate, fertile, d’une culture aisée, mais demandant un effort continu, a fait le Beauceron froid et réfléchi, n’ayant d’autre passion que la terre. » (p. 39)

Au début du roman, le père et la mère Fouan, brisés par des années de labeur dans les champs, décident de donner leurs terres en partage à leurs trois enfants, Fanny, Buteau et Jésus-Christ, en échange d’une rente à vie. Mais les parents enragent autant de donner leur bien que les enfants étouffent de devoir partager l’héritage et d’attendre la mort des vieux pour toucher les magots cachés. « Ah ! Si l’on pouvait emporter son avoir ! […] Mais, puisqu’on ne l’emporte pas, faut bien que les autres s’en régalent. » (p. 439) Au fil des années, on assiste aux manœuvres sournoises des trois enfants pour augmenter leur part. Et il y a aussi Lise et Françoise, deux sœurs qui passent de l’adoration mutuelle à la haine absolue, à cause de la terre et à cause d’un homme. Fi des liens de sang ou de famille quand il s’agit d’augmenter son bien et de posséder la terre, toujours plus de terre. Et il n’y a que le notaire Baillehache qui tire profit de ces luttes intestines : placide, il assiste aux querelles familiales pour gagner un sou, ne pas payer une chemise et ne pas céder un arpent de terre.

Émile Zola décrit l’attachement viscéral des paysans à leurs terres, passion qui se double d’une avarice et d’une cupidité sans bornes. Sans ses champs, le paysan se sent dépossédé, diminué et humilié. Après s’être dépouillé de ses biens au profit de ses enfants, Fouan est un homme méprisé et que le village ne considère plus. « Il retombait dans le mépris, maintenant qu’il n’avait plus rien. » (p. 402) En Beauce, l’avoir fait l’homme, même s’il le tue dans le même temps. « La terre, […], mais elle se fout de toi, la terre ! Tu es son esclave, elle te prend ton plaisir, tes forces, ta vie, imbécile ! et elle ne te fait seulement pas riche ! » (p. 223) L’auteur évoque les premières mécanisations et la crise agricole, ravivant l’ancestrale lutte entre le paysan et l’ouvrier : « Si le paysan vend bien son blé, l’ouvrier meurt de faim ; si l’ouvrier mange, c’est le paysan qui crève… Alors, quoi ! je ne sais pas, dévorons-nous les uns les autres ! » (p. 143)

Dans La terre, Jean Macquart est donc un personnage largement secondaire. Contrairement à certains de ses parents, il ne présente aucun vice et se montre bon travailleur et honnête homme. On verra que ça ne lui réussira pas et que certaines canailles de la Beauce s’en sortiront mieux que lui. On sait de Jean qu’il est revenu de la campagne d’Italie et qu’il a abandonné une charge de menuisier à la ville pour vivre à la campagne. Cette nouvelle vie lui convient et la passion de la terre s’empare de lui. Mais n’étant pas du pays et venu les mains vides, il ne peut prétendre à la terre que par le mariage et malgré la considération que lui accorde le village, il reste un étranger. Et dans les terres paysannes, on aime autant que le bien ne sorte pas de la famille.

Émile Zola s’y entend pour évoquer la sensualité : elle était décadente dans La curée, au milieu de la grande serre d’Aristide Saccard. Elle était franche et délurée dans Nana. Elle était vaudevillesque dans Pot-bouille. Elle était coquette et raffinée Au bonheur des dames. Ici, elle est tellurique et profonde : de semailles en moissons, sans oublier les labours, la terre est un ventre sans cesse travaillé et fécondé, portant chaque année des épis lourds de sa future semence. La terre est un de mes volumes préférés de la saga des Rougon-Macquart : j’ai aimé la violence qui exhale de la terre et la rudesse bornée des paysans. Du grand Zola !

L'Engagement et le Combat (1936-1965)

Alexis Sempe

La Louve

27,00
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21 avril 2013

Biographie d’Alexis Sempé, sur la base des carnets, de la correspondance, des discours et des photographies de Gaston Revel.
Né en 1915 dans l’Aude, Gaston Revel se destine très tôt à l’enseignement. Pacifiste et sensible aux idées du Front populaire, il développe rapidement une forte conscience politique qu’il exprime notamment dans sa longue correspondance avec Janos Mezei, un ami hongrois, et chaque lettre sonne comme un manifeste lancé d’une tribune anonyme. « Nous pendrons le dernier Croix de feu avec le dernier boyau du dernier des curés. » (p. 34)


L’instituteur fait sa drôle de guerre à Bitche, en Moselle, mais il est envoyé en Algérie en 1940 pour éduquer les « indigènes », comme on les appelle en France. À Aïn-Tabia, il est le témoin révolté de l’oppression coloniale. « Il découvre finalement une Algérie éloignée de celle représentée en 1930 lors du centenaire de la conquête, ou en 1931 dans le cadre de l’Exposition coloniale. » (p. 104) Le fleuron colonial français est pauvre et manque de tout. Très peu d’enfants sont scolarisés et les programmes scolaires ne sont pas adaptés au pays : qu’a donc à faire un enfant de fellah des sous-préfectures françaises ? Ne vaudrait-il pas mieux lui enseigner davantage sur son propre pays. Mais attention, à cette époque, l’Algérie, c’est la France. « Persuadé du rôle émancipateur de l’École républicaine, Gaston Revel espère apporter beaucoup aux petits ‘indigènes’. » (p. 160) En quelque sorte, l’instituteur est une réminiscence des Hussards noirs de la troisième République : il est convaincu de la nécessité du savoir dans la constitution d’esprits éclairés et libres.

À la fin de la guerre, son engagement communiste est officiel. « La guerre terminée, Gaston Revel repart en Algérie avec des idées politiques affirmées. Il semble que sa maturation en ce domaine, après plusieurs expériences, arrive enfin à son terme. Sa difficile mais enrichissante expérience d’Aïn-Taiba l’a certainement poussé à une réflexion sur les méfaits du colonialisme. De plus, même sans preuve, on peut supposer que les deux ans et demi passés sous l’uniforme au contact de ses camarades africains ont pu aussi jouer un rôle non négligeable dans sa prise de conscience anticoloniale. Enfin, l’affrontement face aux puissances de l’Axe l’a persuadé de l’importance de la lutte contre le fascisme. Afin de lutter contre ces deux fléaux, mais aussi dans l’espoir de construire un monde meilleur, il entre au PCA. » (p. 172) Gaston Revel est maintenant instituteur à Bougie, une ville au nord de l’Algérie. Il s’y révèle un maître dévoué à ses élèves et un homme investi dans la vie civile.

Gaston Revel est très apprécié des Algériens et il entre dans leurs cercles. « Il est celui qui semble réaliser le mieux la jonction entre les Européens et les musulmans au sein du Parti communiste, mais aussi dans la population bougiote. Même s’il suscite le respect des musulmans, ce qui l’amène à être élu au conseil municipal en 1953, il veut être aussi le représentant des Européens qu’il n’oublie pas. » (p. 255) Ce natif de l’Aude semble être l’incarnation du parfait colon, si un tel être peut être envisagé sans paradoxe : il tente de concilier deux cultures et deux populations sans reconnaître aucune prééminence des unes sur les autres. Contraint de quitter définitivement l’Algérie en 1965, Gaston Revel ne cesse pas son activité au sein du Parti communiste et même s’il parle peu de son expérience algérienne, il l’évoque parfois dans des lettres parues dans L’Humanité.

Dans ses carnets, Gaston Revel se révèle très minutieux : ces écrits tiennent autant du journal intime et du recueil de pensées que de la chronique de l’histoire en marche. Mais Gaston Revel ne se contente pas d’être un observateur de son époque. Engagé au sein du Parti communiste algérien et de la CGT, il s’est farouchement opposé à la politique coloniale française tout en rejetant les dérives du nationalisme algérien. Dans un sens, il me rappelle Albert Camus qui, à force d’être d’ici et de là-bas, finit par n’être de nulle part, meurtri de n’avoir pas su concilier deux pays d’égale importance à ses yeux.

Le travail de compilation et d’analyse d’Alexis Sempé est impressionnant. Sa biographie de Gaston Revel se déroule avec fluidité, plaisamment rythmée par les extraits de la correspondance de l’instituteur, mais aussi par des photos et de nombreux types de documents, comme des discours, des articles et autres archives. J’ai particulièrement apprécié les photos des gamins si fiers de poser pour Monsieur l’instituteur. Je suis fermement convaincue que l’éducation doit être un des fondements des sociétés – et quand je vois ce que devient cette institution en France, je pleure – : c’est donc avec un intérêt presque militant que j’ai lu cette biographie. À chacun ses opinions politiques et je ne partage pas toutes celles de Gaston Revel, mais son engagement auprès des enfants algériens et du pays dans son ensemble m’a profondément touchée.